Ice Queen [Sasha]

Il y a bien des choses qui peuvent forcer un homme à commettre l’irréparable, ou presque. Qu’importe l’âge, qu’importe le milieu social. La violence n’est pas réservée aux classes populaires, parfois les riches s’y adonnent. Le problème, c’est que c’est souvent plus sournois, plus vicieux. Il faut croire que quand on a les moyens, on préfère torturer psychologiquement. On s’imagine toujours un vieil ivrogne battre sa tendre moitié sans raison. Mais imagineriez-vous un être aussi délicat que Sasha, manquer de commettre un meurtre ? Pour ça, il faudrait remonter au début. Pas tout au début, non. Mais autant le faire brièvement malgré tout.

Sasha est une douce créature née un soir d’été orageux. Il régnait une chaleur torride, étouffante. Dans ce grand manoir, les cris résonnaient. Car au second étage, un heureux événement se préparait. La mère voulait accoucher à domicile, pour ne pas se mélanger à la plèbe. Elle attendait son premier enfant, qui serait en réalité l’unique. Une chose précieuse à protéger, coûte que coûte.
Le blondinet eut la chance de naître avec une cuillère en argent, non, en or même, dans la bouche. Arrivant dans une famille de la haute bourgeoisie russe, tout serait facile pour lui. Malgré tout, son chemin serait tout tracé. Il n’avait le droit à aucun faux pas, il fallait suivre les traces de papa et reprendre l’empire familial pour faire perdurer le nom, et la fortune.
Ah, l’adolescence n’a pas décidé les choses de la même manière. Si le chérubin était une véritable gueule d’ange, il avait un caractère à faire démissionner tous les professeurs particuliers. Elle était loin cette époque où il était sage comme un agneau, et studieux. Sasha refusait cette vie qu’on lui imposait. Les professeurs à domicile, les cours de tirs, les soirées mondaines… Il voulait fréquenter des gens, voir du monde. Aller en cours comme les gens normaux, vivre une première histoire d’amour et sa peine de cœur qui allait avec. Il voulait expérimenter, et on l’en empêchait.
Alors, Sasha devint fugueur. Puisqu’on lui refusait la vie qu’il avait envie de vivre, il allait la prendre lui-même. Il commença à sortir le soir, en cachette. Pas avec les gentils petits premiers de la classe qu’il voyait dans les soirées mondaines, non. Il ne fallait pas prendre le risque qu’on le reconnaisse, alors il filait dans des coins plus perdus, dans des quartiers où il n’avait pas le droit de mettre les pieds.

Arrive la partie intéressante. Une froide soirée d’hiver, alors qu’il était âgé de seize ans, il fit la rencontre de Dimitri. Un bel homme d’une petite vingtaine d’années, couvert de tatouages. Il le ramassa, au fond d’une ruelle, le visage ensanglanté. Sasha est stupide, il se dit qu’il avait forcément besoin d’aide. Il pleuvait ce soir-là, des trombes d’eau glacée. Comment aurait-il pu le laisser ici, alors qu’il était à peine conscient ?
L’amour ne tarda pas à bourgeonner entre ces deux-là. Sasha avait compris de qui il s’agissait en réalité, mais il s’en moquait bien. Il était jeune et facilement impressionnable. Dimitri était aux antipodes de tout ce qu’il avait connu jusque-là, et lui qui rêvait de sa première histoire d’amour se jeta dans cette dernière à corps perdu. Mais Dimitri faisait surtout partie de la mafia, et fréquentait de très mauvaises personnes. Si au début l’histoire parue se dérouler sans accroc, les premières frictions ne tardèrent pas à arriver. Sasha ne supportait pas de passer en second, habitué à ce qu’on le traite comme la huitième merveille du monde. Dimitri lui, se donnait pour son boulot, aussi criminel que ce dernier puisse être. Mais ce dernier baignait dans les trafics de drogue, et pour adoucir sa belle, il n’hésita pas à le faire tomber dedans. Une véritable descente aux enfers que voilà.
Sasha perdit pied, rapidement. Ce qui n’était que de petites fugues devint un départ définitif pour lui. Ses parents l’avaient déclaré disparu, n’ayant plus de ses nouvelles. Et lui vivait dans un appartement miteux, caché du reste du monde, pendu aux jambes de son bien-aimé pour quelques pilules dont il l’avait rendu accro. Exactement ce qu’il voulait, car ainsi il pouvait en faire ce qu’il voulait. Et il ne se retint de rien. Car Sasha avait tapé dans l’œil de son patron. Et pour monter en grade, il n’eut aucun scrupule à utiliser son petit-ami. La jolie princesse passa de mauvais moments entre les bras de cet homme. Plus d’une fois, il revint couvert de bleus et d'autres marques. Mais Dimitri était toujours doux, et il obtenait sa récompense à chaque fois. Alors, tant qu’il l’aimait, tout irait bien, n’est-ce pas ?

Ce simulacre de relation dura deux ans. Elle se stoppa le soir où Sasha s’échappa de cet enfer. Les choses avaient dérapé, vraiment très fort. Dimitri n’était plus l’homme dont il était tombé amoureux. Il avait fini par comprendre qu’il ne faisait que se servir de lui, pour obtenir des promotions. Et plus le temps passait, plus il se désintéressait du blondinet qui, lui, sentait son amour faner. Dimitri ne le touchait plus, ne le regardait plus. Les disputes éclataient de plus en plus souvent, et Sasha en payait souvent les frais. Mais un soir, le vase déborda. Après une énième soirée à subir les envies du boss de sa tendre moitié, alors qu’il rentrait éreinté et dégoûté de sa propre personne, une nouvelle dispute éclata. Sauf que Dimitri s’en prit à lui, alors qu’il n’avait jamais levé la main sur lui auparavant. Non, il ne prenait même plus la peine de poser les yeux sur sa personne, alors le frapper ? Pour quoi faire ? Mais ce soir-là était différent. Il lui en voulait, car il n’était visiblement plus assez performant. Car son patron se lassait, et se cherchait un nouveau jouet. Alors Sasha n’était plus aussi utile. Alors il pouvait bien le briser, après tout, personne n’irait s’en plaindre, tout le monde l’avait oublié.
Quand vous êtes persuadé que vous allez y rester, votre corps peut faire des choses miraculeuses avec l’adrénaline. Si ce soir, c’était lui ou Dimitri, alors ça ne serait pas lui. Malgré les coups, malgré le souffle coupé plus d’une fois, Sasha réussit à se munir d’un couteau pour le repousser. Mais il avait perdu la tête, et l’a attaqué. Parce que c’était lui ou l’autre, non ? Mais il a été incapable de le finir. Parce que tout au fond de son être subsistait encore un peu d’amour pour cet être infect. Il savait pertinemment qu’aucune blessure n'était grave, et qu’il s’en remettrait. Tout comme il ne porterait jamais plainte contre lui, jamais.

Alors Sasha a fui. Un soir d’orage, comme le jour de sa naissance, il est rentré chez lui. Désormais âgé de dix-huit ans, après deux ans d’absence, il est revenu frapper à la demeure familiale, couvert de sang. Et quand on vient d’une famille comme la sienne, on étouffe le scandale. On cache les preuves, on fait tout disparaître.
Sasha devait disparaître, même s’il était revenu. Il ne pouvait pas rester dans ce pays, il courait bien trop de risques. Et en même temps, il allait falloir le sevrer de toutes les substances qu’il avait pu ingurgiter. Alors à peine rentré, il fut traîné en Allemagne, dans de la famille éloignée. Un premier arrêt fut fait en cure de désintox, pour essayer de le remettre sur pied. Et pendant son absence, ses parents se chargèrent de remplir les formulaires pour une école toute particulière : l’internat de Black Lake. Car s’il fallait le tenir éloigné de la civilisation, cette école serait parfaite pour ça. Au pire des cas, il n’en sortirait jamais vivant, après tout. Mais n’était-il pas déjà mort, finalement ?

Il accepta, résigné. Sorti de cure, le petit blond ressemblant davantage à un oisillon blessé fit ses affaires pour se rendre dans cette école. Mais il était sûr d’une chose : il allait devoir se bâtir une armure pour résister dans un lieu pareil. Il ne voulait plus laisser personne l’approcher, il ne voulait plus jamais tomber amoureux. Il avait tellement peur d’y rester la prochaine fois. Puisque dans le fond, Sasha tombe toujours amoureux des mauvaises personnes.